LA REINE AMAZIGH DIHYA
Jamais sans doute un personnage historique n'a fait l'objet de tant d'interprétations. La reine Dihya est en effet plus qu'une reine au comportement exemplaire et héroïque. Elle est un symbole de résistance, et habite l'imaginaire des Imazighen. Son nom n'est même pas bien établi : elle s'appelait peut-être Dahya, Damya ou Kahia.
Bien des interprétations la concernant ne sont pas sans arrière-pensées idéologiques. Pour les Occidentaux, il s'agit d'une reine mythique, comme s'il fallait minimiser son combat. On la dit chrétienne dans le même but, comme si elle présageait de la domination coloniale, alors qu'elle fut au contraire l'exemple du refus de la soumission. Les historiens arabes la surnommèrent Kahina, ce qui veut dire la prophétesse, au sens noble, mais aussi péjorativement la devineresse, la sorcière pour certains. Certains la déclarèrent de religion juive pour montrer qu'elle était une ennemie de la foi musulmane, ce qu'elle fut effectivement, mais certainement pas en termes religieux. Quant aux juifs, ils l'admirèrent, faisant un parallèle avec Déborah, la princesse mythique qui réveille le peuple(1). Les Imazighen eux-mêmes ont sans doute exagéré le personnage, puisqu'on lui prête parfois l'âge, de toute évidence très exagéré, de 127 ans à sa mort !
Dans cette page nous avons voulu avant tout faire la part de la réalité historique si difficile soit-elle à connaître et les légendes. Dihya est effectivement un exemple de courage hors du commun. Chef politique hors pair, elle était aussi une femme qui su protéger ses enfants.
Le nom de DIHYA ou KAHINA
Dihya,
Dhaya ou Damya ? Les sources divergent et on ne connait pas son vrai
nom. Si on retient Damya, ce prénom vient sans doute du verbe edmy en
tamazigh, qui signifie devineresse. En Chaouias Tacheldit, Dihya
signifie "la belle". On a souvent appelé la reine Dihya Tadmut ou Dihya
Tadmayt. Tadmut/Tadmayt signifie gazelle. Les imazighen avaient coutume
de prendre comme prénoms, des noms animaux. Dyhia Tadmut pourrait
signifier tout simplement "La belle gazelle".
En ce qui concerne le surnom de Kahina, il est manifestement arabe. Cependant, si certains historiens arabes et juifs la décrivent comme un personnage haïssable, il n'est pas certain qu'il soit péjoratif. Kahina a été souvent interprété comme signifiant sorcière. La réalité est différente. A, l'origine, le terme, qui donne aussi les prénoms féminins Karine et Karina, signifie en grec "être pure". De là en Hébreu, la dérivation Cahen, Cohen, qui signifie prêtre ou prêtresse, donc homme ou femme pur et le prénom français Corinne qui signifie femme pure. On sait qu'en Afrique du Nord, toutes les prêtresses subissaient un rituel de purification, qui semble être une tradition d'origine animiste. En arabe, le dérivatif Taher, qui vient de Kahin, a le même sens. Ce surnom s'appliquait aux prophètes et poètes avant l’islam et il n'est pas péjoratif. Il n'est pas étonnant que Dihya se soient vu donner à la fois les qualités de Reine et de Prêtresse. Les anciens Aghellid, c'est à dire les rois, avaient aussi un pouvoir spirituel.
Les origines de Dihya
On
ne sait presque rien de son origine. Nous ignorons sa date de
naissance. Ce qui est certain, c'est qu'elle originaire de la tribu
Djawara ou Jeroua donc une tribu Zénata, dont le mode de vie était
pastoral et semi-nomade. Elle est peut-être la fille de Mélag, Roi des
Aurès. Selon Ibn Khaldoun, elle serait une Zénata de la branche
Madaghis (ou Badaghis). Sa généalogie serait la suivante : Louwa le
Grand ---> Nefzawa ---> Banou Yattofene --> Walhassa
--->Dihya.
Ces hypothèses contradictoires ont au moins deux
points communs. La reine Dihya était une noble et elle était originaire
de l'Aurès, sans doute descendante d'une très ancienne lignée amazighe.
Ceci explique comment elle parvint à la royauté. Il semble que son
pouvoir lui fut donné par un conseil de tribus, ce qui était courant à
l'époque. Grâce à son intelligence remarquable, elle organisa une
confédération, regroupement de tribus, ce qui était courant face à un
péril grave. La légende dit aussi qu'elle aurait été d'une beauté
éblouissante. Ce genre de description, basé sur l'admiration, doit être
pris avec circonspection. Il est courant de magnifier un personnage
important, et à plus forte raison une femme, par la beauté. On sait que
c'est à un âge avancé qu'elle est amenée à lutter contre les musulmans.
Elle était sans doute âgée au moins de quarante ans (plus probablement
cinquante ou soixante ans, on ne sait).
La religion de Dihya
On
ne sait pas précisément sa religion. Peut-être fut-elle chrétienne ou
juive, mais elle a pu être également animiste. Ce point est très
controversé. Nous donnons ici quelques éléments de discussion. C'est
Ibn Khaldoun qui émet l'hypothèse qu'elle était juive. Mais on peut
raisonnablement penser qu'elle était animiste :
L'histoire des juifs d'Afrique du Nord est relativement bien connue à cette époque. Les communautés étaient très restreintes. Elles étaient acceptées, mais on ne voit pas comment une reine juive auraient pu avoir le pouvoir. Il n'y a jamais eu de rois ou de reines juifs dans les Aurès d'après les documents historiques. Par ailleurs l'invasion musulmane fut accompagnée de l'implantation de juifs, qui assumaient les métiers interdits aux musulmans : banquiers, certains métiers du commerce, et surtout forgerons. Ces métiers étaient absolument indispensables à l'armée musulmane, et à l'administration des territoires conquis. L'Islam, à cette époque, les protégeait. Si Dihya avait été juive on ne voit pas pourquoi elle aurait combattu les musulmans. Ce n'est pas pour rien que les historiens juifs l'ignorent ou, au contraire, la décrivent comme une redoutable ennemie. Il nous semble plus logique de penser que lorsque Ibn Khaldoun la dit juive, il veut tout simplement dire qu'elle appartenait à une religion existant avant l'Islam. On a qualifié à tort la reine touarègue Ti Hinan de chrétienne de la même manière. La découverte de son tombeau a montré que cette reine était animiste. Quelque soit la rigueur d'Ibn Khaldoun, on peut penser qu'il n'avait pas les moyens de déterminer exactement, plusieurs siècles après, la religion de Dihya.
Prétendre qu'elle fut chrétienne se heurte à d'autres difficultés. A cette époque, le christianisme s'était effondré depuis longtemps en Afrique du Nord. Le seul royaume chrétien restant était celui des Djeddars, dont on ne sait pas grand chose sinon que les Byzantins cherchèrent sans succès à s'en faire un allié. Les Byzantins tentèrent d'imposer un christianisme d'état, ce qui provoqua une guerre entre eux et les Imazighen qui dura plusieurs siècles. Or, les Imazighen laissent au départ musulmans et byzantins s'entretuer. Si elle avait été chrétienne, Dihya se serait probablement alliée au Byzantins, d'autant que la révolte de Koceilia contre les musulmans, quelques dizaines d'années auparavant, devait encore être dans toutes les mémoires.
On a affirmé aussi que Dihya était adoratrice de Gurzil, une divinité amazighe représentée par un taureau. Si le culte du Taureau, symbole de virilité et de puissance, est connu en Afrique du Nord dans l'Antiquité, aucun élément historique ne prouve que Dihya en fut une prêtresse.
On peut donc penser que Dihya était très probablement animiste, mais sans que l'on connaisse vraiment le culte auquel elle appartenait. Cependant, faute de preuves archéologiques, nous nous garderons bien de nous avancer plus. Selon la légende, elle vivait dans un somptueux palais. A plusieurs reprises, on a pensé l'avoir trouvé, mais apparemment sans succès pour l'instant.
Eléments historiques
Voici
ce qui généralement est admis par les historiens de l'histoire de
Dihya: A son époque, une guerre oppose les musulmans, dirigés par
Hassan d'Ibn en Nu'man, les chrétiens byzantins, qui tentent de
préserver leurs possessions dans cette région, et les Imazighen,
habitants des lieux. Ces derniers sont d'abord divisés sur la conduite
à tenir. La Reine Dihya parvient à les rassembler, par son pouvoir de
conviction et sa grande intelligence pour lutter contre l'invasion
musulmane. Le résultat ne se fait pas attendre, puisqu'en 697, sous son
commandement, ils écrasent l'armée d'Ibn en Nu'man. Celui-ci doit
livrer bataille près de l'Oued Nini, à 16 km d'Aïn al Bayda. Les
troupes imazighen font tant de victimes que les Arabes appelèrent le
lieu "Nahr Al Bala", ce qui se traduit par "la rivière des
souffrances". On dit que la rivière était rouge du sang des combattants
arabes. Après cette victoire les Imazighen poursuivent les musulmans,
et les obligent à se réfugier dans la place forte de Gabès. Le calife
Malik rappelle alors ses troupes en Tripolitaine (l'actuel nord de la
Libye). Ibn Khadoun donne dans sa version des détails étranges sur
cette première bataille. Il prétend notamment que les Imazighen
auraient posséder des chameaux de combat. Si cela a été le cas, ceci
signifie qu'ils étaient alliés à une tribu saharienne, ce qui n'est pas
établi. Si de telles alliances sont connues lors de la lutte contre les
byzantins, dans les siècles précédents, elles ne sont pas établies lors
de l'invasion musulmane. Il indique également que les Imazighen
auraient capturé quarante musulmans et les auraient laissé rejoindre
leur camps, à l'exception de Khaled, que la reine aurait décidé
d'adopter. Ce récit lyrique très beau, reste lui aussi sujet à caution.
On ne comprend pas pourquoi les Imazighen n'auraient pas gardé les
musulmans en otage, pratique courante à l'époque.
Après cette
défaite cuisante, les musulmans décident de concentrer leur effort de
guerre contre les chrétiens byzantins. En 695, les Byzantins reprennent
Carthage aux musulmans. Ils y restent seulement trois ans, avant d'en
être définitivement chassés en 698. La même année, Ibn en Nu'man fonde
Tunis. En fait, les Byzantins sont obligés de lâcher prise, préoccupés
par des tensions au nord de leur empire. La montée en puissance des
royaumes chrétiens européens constituent en effet une menace pour eux
encore plus grave que l'invasion musulmane.
Le royaume de Dihya
reste alors le seul obstacle contre la progression des musulmans à
l'ouest et Hassan Ibn en Nu'man reprend l'offensive contre les
Imazighen. Conscient de la forte résistance qu'il va rencontrer, il
entreprend une conquête systématique du pays. Possédant Carthage et la
nouvelle ville de Tunis, il dispose enfin de solides bases arrières.
Dihya se trouve alors forcée d'appliquer une politique de terres
brûlées. Devant eux, les musulmans ne trouvent qu'un pays détruit. Une
partie de la population n'apprécie pas cette politique, encore que ceci
ne soit pas historiquement prouvé. Ibn Al Nu'man en tire partie : il
obtient des renforts du calife Abd al-Malik en 702. Son armée compte
alors probablement plus de 50 000 combattants. Face à une telle force,
Dihya n'avait d'autre choix que cette politique désespérée.
Après
deux ans de guerre, la bataille finale a lieu en 704, à Tabarqa. Dihya
envoie auparavant ses deux fils rejoindre le camp musulman, afin de
préserver les intérêts de sa famille. Ceci signifie que, loin de se
renier, elle se place au contraire comme un chef de guerre, qui
privilégie son combat et se libère ainsi de toute attache familiale. Il
est probable qu'elle savait son combat perdu mais loin de plier, elle
accepte la mort avec un courage qui force l'admiration. La bataille de
Tabarqa est finalement gagnée par les musulmans, mais ce n'est pas
victoire facile pour eux. Les Imazighen, bien que très inférieurs en
nombre, opposent une farouche résistance. Ibn Khadoun décrit le combat
comme particulièrement âpre et dit que les musulmans bénéficièrent
"d'une intervention spéciale de Dieu". Ceci signifie que les Imazighen
livrèrent sans doute un combat terrible, qui mis à mal les troupes
musulmanes. Finalement, la reine Dihya est capturée et décapitée au
lieu-dit Bïr El K?hina (Le puits de la Kahina). Sa tête est envoyée au
calife Malik selon certains, jetée dans le puits selon d'autres(2).
Hassan Ibn en N'uman fait preuve d'un grand respect pour le peuple
amazigh après sa victoire. Il ne fait pas de prisonniers et ne commet
aucun pillage. Sa grande tolérance en fait d'ailleurs l'un des artisans
de l'islamisation des Imazighen.
Les fils de Dihya
Les
deux fils de Dihya (Ifran et Yezdia) avaient rejoint le camp musulman
avant la bataille. Certains auteurs ont vu là une trahison de leur
part. C'est à notre avis une erreur, puisqu'il est clairement établi
qu'ils rejoignirent le camp adverse sur ordre de Dihya, et qu'ils ne
participèrent pas à la bataille de Tabarqa. Ils ne se convertirent à
l'Islam et n'obtinrent un commandement militaire qu'ensuite, lorsque
Hassan Ibn en N'uman se décida à conquérir le Maroc.
Selon
certains auteurs, Dihya avait également un fils adoptif du nom de
Khaled, un jeune arabe fait prisonnier lors de la bataille de l'Oued
Nini, qu'elle aurait adopté. Même si on ne peut totalement exclure
cette adoption, cette thèse nous semble douteuse, et la description
qu'en donne Ibn Khaldoun sujette à caution. Il a en effet affirmé
qu'elle partagea le lait de son sein entre Khaled et ses deux enfants
légitimes, ce qui semble impossible pour une femme âgée. Mais il se
pourrait qu'il décrive une cérémonie d'adoption qui était alors en
vigueur, ou la femme montrait son sein au fils adopté.
Conclusion
Longtemps
encore, Dihya et ses fils susciteront des légendes. Ceci est sans doute
dû autant à sa détermination de femme, insoumise jusqu'au sacrifice
d'elle-même qu'à la protection qu'elle donna jusqu'au bout à ses fils,
en mère exemplaire. Symbole des femmes imazighen, elle est aussi le
symbole de toute une culture, à l'égal de Massinissa et de Jugurtha