Lettre ouverte à un père amazigh
«Bonsoir, monsieur le
grand sorcier aux remèdes bidon, bonsoir, vous qui n'êtes pas plus médecin
que ma sœur n'est dans les ordres.» Jeanne Cordelier
Un message de tendresse:
Je
sais papa que ces mots ne te diront rien du tout parce que tu sais tout et tu
peux tout, comme ton rôle social le laisse entendre. C'est ce que tu penses
du moins et tu en es convaincu. Tu ne les liras pas parce que tu serais révolté
d'une fille qui t'écrive et qui prétend même te prodiguer des conseils. Même
si ton âme les intercepte en l'air sans le vouloir, je sais que tu as accès
au langage universel qui dépasse nos langues tout humaines et que tu sais
donc déjà tout, d'avance et sans avoir besoin qu'on te l'enseigne.
Tu as su constituer pour moi l'incarnation même
de la sécurité dans l'âme, la chaleur dans le cœur à ta seule vue, par ta
terreur, et la ressource toujours disponible pour répondre à mes attentes,
celles que la société a bien voulu me concéder, évidemment. Celles qu'elle
pense être bonnes pour moi, pour ma nature de fille, pour mon avenir et mes
intérêts de femmes. C'est-à-dire un avenir de soumission.
Tu as toujours su jouer, dans notre société,
celui qui te revenait, le rôle qu'on attendait de toi. Celui du protecteur,
du macho, qui ne laisse pas une seule parcelle de pouvoir aux autres sans
qu'ils y mettent le prix, celui que tu décides, toi et la société. Mais
c'est quoi la société, chez-nous? C'est toi, tu décides tout, qui fait
tout. Tu sais le bien et le mal, le principal et l'accessoire, le ciel et la
terre. Tu sais aller dans les réunions réservées aux hommes sans les
femmes. Tu discutais des heures et des heures comme si le monde était le seul
apanage des hommes, pour décider de notre sort. Tu avais pris la tête des
administrations en reléguant ma mère à ses tâches ménagères et dans le
meilleur des cas au poste de secrétaire soumise et docile ou à celui du
professeur dans un domaine quelconque.
Elle exerçait son pouvoir et son autorité,
elle aussi, sur les tables, les chaises et les élèves. En voulant te
ressembler, elle était exaltée,
elle aussi, par l'exercice du pouvoir, notamment sur les chaises qui refusent
d'obéir à ses ordres pleins d'autorité. Elle était toujours fière d'avoir
la clé de la classe en poche et de prétendre venir apprendre aux autres ce
qu'ils ne savaient pas. Elle se sentait en sécurité lorsqu'elle tendait sa
main dans sa poche et qu'elle retrouvait encore la clef parce qu'elle se
disait que la classe ne pourrait jamais fonctionner sans elle. Elle avait du
pouvoir sur sa classe, sur les murs et les chaises.
Cela me démontrait que, elle aussi, elle
est fascinée par toi, par l'autorité que tu exerçais sur nous tous, elle y
comprise. Alors, elle voulait être comme toi, mais elle ne pouvait pas. A ta
seule vue, elle tremblait, la pauvre, de tous ses membres et elle savait que
tu ne pouvais pas l'épargner, la tolérer hors de ses limites, celles que tu
lui as tracées. Tu es un fier à bras, papa, la nature t'a favorisé.
Nous les femmes, nous sommes réduites à
rien, nous ne représentons même pas nous-mêmes. Nous sommes des subordonnées,
des accessoires, des moyens, des intermédiaires qui permettent, à toi papa,
d'accéder au bonheur, le tien bien sûr. Le nôtre est chose superflue. Nous
faisons ton bonheur par des accouchements innombrables et épuisants afin de
te doter d'une progéniture dont tu seras fier sans nous, par des tâches ménagères
quotidiennes, répétitives et fastidieuses que tu dédaignes parce que tu es
quelqu'un avec costume, cravates et pantalon du tailleur. Nous construisons
pour toi un abri que tu prétends nous avoir construit, nous lavons ta saleté,
nous transportons le bois de ta cuisine, notre cuisine parce que nous mangeons
de ta sueur. Tu es un ange, papa, un ange. Tu sais que nous t'aimons tous,
sans exception. Personne dans la famille n'ose te déclarer des hostilités
parce que tu sais réprimer sommairement tes opposants. Tu as appris tout ça
dans la rue.
Tu es un homme, papa, un vrai. Si quelqu'un
le conteste, tu sais comment agir avec lui. Tu devais rester un homme parce
que tu voulais ne pas manquer ton rôle social. Ta tâche de mari et de père
implacable. Celui qui voulait toujours montrer aux autres combien il était
viril et capable de, non seulement conduire sa famille par le bout du nez,
mais également mener à bien sa tâche de tortionnaire physique ou
psychologique qu'on a bien voulu lui attribuer dans la société contre toute
opposition.
Ma mère était pour toi un moyen et non une
fin en elle-même. Tu l'aimais, je le savais. Comment ne pas l'aimer alors
qu'elle est docile, consciente de sa fragilité acquise par éducation, éternellement
soumise à tes volontés. En tant que sa fille, elle m'a appris que, nous les
femmes, nous avons une côte de moins que toi et mes frères, dans la cage
thoracique bien sûr. Mes frères me narguaient avec leur côte supplémentaire
qu'ils avaient acquise par hérédité. Ils en sont fiers les machos, ils
croient avoir là une preuve incontestable de leur supériorité génétique
et donc éternelle. Mais la nature, elle aussi parce qu'elle est une femme,
fait des erreurs en produisant des femmes machos, comme moi. J'ai une côte de
plus que mes frères, par conséquent j'ai deux côtes de plus que ma mère.
Chez-nous, une fille, une femme, ne parle
jamais que pour dire oui, jamais non. Elle a appris que le refus équivalait
à la révolte, donc à la contestation du pouvoir suprême masculin qui ne
manque jamais de se manifester pour réprimer les révolutions. Nous
t'appartenons tous, papa. Tu peux faire de nous ce qui te plaît. Nous punir,
nous récompenser, nous réjouir ou nous blâmer.
Je te pardonne tes erreurs, tes terreurs,
papa. Je savais que toi aussi, tu étais entre le marteau et l'enclume. Tu
n'avais pas le choix de manifester ou non ta tendresse à ceux que tu aimais
parce que la société en a décidé autrement pour toi. Elle voulait que tu
sois viril et tu voulais être à la hauteur de tes fonctions sociales. C'est
ce que tu avais simplement fait. Tu avais raison d'agir ainsi car les hommes
qui regardent les choses d'en haut, ceux qui sont capables de voir ce que les
autres ne voient pas, ceux qui sont en mesure de déceler les maux avant
qu'ils arrivent, sont une exception dans toute société. Donc, on ne pourra
pas venir aujourd'hui te reprocher d'être ce qu'on avait attendu de toi,
c'est inacceptable, une erreur que l'on commettra à ton égard.
Le déguisement:
Nous vivons quotidiennement dans le déguisement,
papa, dans le camouflage, dans la dissimulation et dans la simulation. Nous
vivons cachés, et toi aussi, cachés de nous-mêmes et des autres. Nous n'arrêtons
pas de simuler une vie qui ne nous est pas en réalité destinée. Elle est là
parce que nous n'avons pas d'autres choix, d'autres alternatives pour imaginer
puis réaliser autre chose. Les hommes sont des femmes, les femmes sont des
hommes et le mélange fait une soupe qui a du mal à passer dans la gorge de
ceux qui savent qui est qui mais ne savent pas pour quelles raisons.
Je me suis déguisée, comme tout le monde.
D'abord, en écrivant dans une langue qui, en réalité, m'était étrangère,
mais qui finalement, par la force des choses et le déroulement hasardeux des
circonstances, m'est devenue familière. Je vous écris dans cette langue
parce que je n'ai pas d'autres choix, parce qu'on m'a privé d'apprendre la
mienne. C'est ce que l'on peut appeler un manque d'authenticité langagière.
Les compensations et les camouflages:
Remarquez que lorsqu'une femme est dans l'impasse au cours
d'une difficulté dans les rapports sociaux quotidiens, elle vous dit, pour se
convaincre de sa force, que son mari est un chef, un directeur, un médecin,
un grand commerçant avec des titres de propriétés partout. C'est le déguisement.
Elle dit cela lorsque ses cartes sont épuisées, lorsqu'elle ne peut plus se
défendre elle-même dans la société, elle se camoufle, elle met par-dessus
sa peau de brebis, une peau de loup ou celle d'un lion, son mari. C'est un
manque d'authenticité, c'est moi qui vous le dis.
Maintenant, que dis un homme dans de telles
situations d'embarras? Il vous dira qu'il est marié avec une très belle
femme, qu'elle est jeune, dix-huit ans. D'autres vous diront qu'ils sont mariés
à plusieurs femmes en même temps, qu'ils ont des maisons, des villas et même
la dernière marque de voiture. C'est le déguisement, la compensation. Il dit
cela comme s'il ne suffisait pas à lui-même, comme s'il lui manquait une
jambe ou un bras.
Hommes et femmes, les conversions:
Moi, je m'assume en tant que femme et j'écris
en tant qu'homme. Vous êtres peut-être confus par mes propos qui ne veulent
rien lâcher, comme clarté. Mais c'est le camouflage qui veut ça, dans la
société tout le monde fait comme ça. Depuis que j'étais petite, je n'ai
appris que ça, me déguiser, me camoufler et là je n'ai pas le choix de
faire autrement comme vous le voyez.
Puis, qui vous dit que je suis une fille,
une femme? Ayant craint de susciter l'instinct sauvage de certains hommes qui
battent leurs femmes, je dis bien leurs avec un 's' parce qu'ils en ont plusieurs que cela soit officiel ou non. Ceux qui ravagent tout ce qui
se présente sur leur passage, y compris leur propre progéniture, en se déguisant
en lion, parce que l'autre jour je les ai vus devant les autorités, je vous
certifie et je vous garantie qu'ils sont des agneaux. Ayant craint leur colère
et leur instinct guerrier, leur inévitable réaction instinctive à me
bouffer, je me suis dit tant pis, je vais risquer mon authenticité de femme,
j'écris en femme, une vraie.
J'aurais dû écrire en homme et cela
passerait inaperçu, parce que les hommes ont le droit d'écrire tout ce
qu'ils veulent contrairement aux femmes. Mais alors surtout les femmes
amazighes qui sont, automatiquement et sans jugement, classées d'inutilité
publique en matière d'écriture, à une exception près, lorsqu'elles sont
totalement arabisées ou totalement francisées. Autrement dit, lorsqu'elles
ne sont plus amazighes du tout, linguistiquement j'entends.
Par: Aicha Ayt-Hammou